Marc avait une habitude secrète, contractée pendant l’enfance.
Lorsqu’il était seul, il s’approchait du téléphone. L’appareil noir et luisant, posé sur un napperon de dentelle, semblait fermé sur lui-même. Il s’offrait aux regards de convoitise, et aux mondes des possibles de la communication. Il le caressait, voluptueusement. Il soulevait le combiné et écoutait la tonalité.
À l’adolescence, s’enhardissant, il composait un numéro au hasard, laissait sonner quelques secondes, le cœur battant, et raccrochait. Il lui plaisait d’imaginer la sonnerie d’un appareil, dans un lieu inconnu, qu’il pouvait librement et fictivement créer. Deux ou trois fois, hypnotisé par la sonnerie, il s’était laissé surprendre et une voix brusque avait demandé qui était au téléphone. Il avait bafouillé des excuses, prétextant un faux numéro, avant de raccrocher les oreilles rougies par la honte.
Les années avaient passées, s’étaient enchaînées : les études dans une grande école en province, un mariage, trois enfants, un licenciement, un divorce, une dépression, un remariage et puis la retraite, et les étapes inéluctables de la vieillesse.
Dans les moments d’angoisses et de solitude, le téléphone était demeuré son fidèle compagnon. Il était la main qui tenait la sienne au milieu de la nuit, lorsque tout le reste de la ville dormait.
Imperturbable, l’horloge parlante égrainait les minutes, dissipant peu à peu les ténèbres, jusqu’au moment où le jour se levait, où peu à peu la ville s’animait : un balayeur nettoyait l’avenue, sur la place, le marché s’installait, dans les cuisines, en pyjamas, on prenait le café, l’œil encore plein de sommeil.
Combien étaient-ils, derrière ces rares petites fenêtres qui demeuraient allumés, dans les fermes isolées des campagnes, dans les chambres d’hôpital, au quinzième étage d’une tour de banlieue ou dans une chambre d’étudiant à se cramponner à cette voix, toujours disponible pour rassurer l’insomniaque ?
Le 1er juillet 2022, jugeant de l’inutilité de l’horloge au nombre d’appels, on décida de couper la ligne, abandonnant la nuit au silence.