Des cadeaux empoisonnés, elle en avait reçu, elle aussi.
Elle avait toujours eu le sentiment de passer après les autres.
Objectivement, on ne pouvait pas dire qu’elle était mal tombée, avec sa belle-fille, mais la présence de cette dernière lui rappelait, de manière cuisante, qu’elle venait après le mariage d’amour, comme un lot de consolation. Dans l’enfance, elle avait lu tant de contes de fées… elle rêvait du prince charmant, de rencontrer le grand amour. Alors, quand il lui avait présenté sa fille, une partie des ses illusions s’était écroulées.
Une vingtaine d’années la séparait de sa belle-fille. C’était trop peu pour assumer la plénitude de la femme qui a acquis le détachement d’avec soi-même qui donne toute cette assurance qu’on nomme la classe, trop ne pas sentir, chaque jour, la morsure du temps qui s’écoulait.
Elle jalousait cette gamine. Chaque matin, devant son miroir, elle scrutait avec anxiété ses rides naissantes et ses premiers cheveux blancs. Le teint de lait et les cheveux noirs de sa belle-fille, aperçus au petit déjeuner, la ramenait insidieusement à la conscience de son âge, dès les premières heures du jour.
Elle était amère. Et quand, sans détour, sans tact, le miroir lui faisait remarquer que sa belle-fille était plus belle qu’elle, elle se sentait blessée. Est-ce simplement parce qu’elle était jeune qu’elle était plus belle ? Ce n’était pas une raison suffisante, n’est-ce pas ? Chacun son tour... Dans vingt ans, quand elle-même se riderait tout à fait, sa belle-fille, à son tour, constaterait sur son visage et son corps l’œuvre du temps qui passe… Cette pensée la consolait un peu. Mais en attendant, il lui fallait endurer la présence de cette jeune fille, arrogante de jeunesse, mouler son corps dans des vêtements serrés, et prendre des poses en minaudant. Tout cela était fini pour elle.
Mais, derrière cette jalousie qu’avec honte, elle reconnaissait concevoir, il y avait plus douloureux encore. Elle comptait ce qu’elle avait déjà réalisé, faisait le deuil de ses rêves, tout en contemplant cette belle-fille qui avait encore tant de possibles devant elle. Elle enrageait de voir cette jeune fille gaspiller cette jeunesse qu’elle saurait bien, elle, mettre à profit si elle pouvait encore en jouir. Un jour, elle partirait, pour le dernier voyage – au moment où la jeune fille deviendrait une femme mûre. Cette dernière profiterait encore de la vie qu’elle, elle ne serait plus de ce monde. L’endormir, la mettre en dehors de cette course du temps, c’était symboliquement une façon de ralentir le rythme de sa propre vie, et de reculer les fatales échéances. Elle ne voulait pas la tuer, simplement la mettre dans une voie de stockage existentielle, en attendant qu’elle ait profité de ce qui lui restait à vivre, et de l’attention de son mari.
Le plus dur ? C’était certainement de voir son mari couver du regard cette fille d’un premier mariage et lui refuser de devenir mère à son tour. Elle l’aimait, malgré tout, et c’était bien le pire : elle se sentais piégée, intruse. Il lui arrivait de se demander ce qu’elle faisait là, entre eux deux… entre eux trois, même, tant le fantôme de l’autre était présent. Elle tressaillait quand son mari se trompait de prénom, et prononçait celui de sa défunte épouse au lieu de celui de sa fille.
Elle pensait à ce roi, qui avait résolu d’épouser sa fille, et aux ruses mises en place par celle-ci pour échapper à cette abomination. Celle-là, au moins, avait eu le tact de prendre les devant et de s’effacer, même au prix de la défiguration et du déclassement.
Il n’en n’était rien dans leur ménage. Sa belle-fille, au contraire, continuait de prendre beaucoup de place. Au repas du soir, elle se tenait entre eux, discutant avec son père, se blottissant dans ses bras avant d’aller se coucher. Elle se comportait toujours comme une enfant. Elle l’était, d’ailleurs, dans sa naïveté, et dans son égocentrisme.
C’est bien sur cela qu’on pouvait compter. Elle acceptait tout et n’importe quoi, persuadée que me monde entier n’avait que le désir de la combler du superflu. Enfant gâté, elle n’imaginait pas que quelqu’un puisse lui vouloir le moindre mal. Jamais son père ne lui avait donné l’ordre de ne rien accepter qui vienne d’un inconnu.
Et c’est bien pour cela qu’elle avait croqué dans la belle pomme rouge…