Le 06/06/2022 : « Lettre à personne ».
Cher vous, cher toi,
Haï, honni, supporté, adoré,
Qui que tu sois, je sais que tu ne prendras pas la peine de me lire, ni même de me répondre. Lorsque j'aurais terminé cette lettre, je refermerai l'enveloppe et j'inscrirai sur le recto cette seule mention "Personne", sans autre indication d'adresse. Je sais déjà que ma lettre me reviendra, et que je ne trouverai dans le retour du courrier que l'écho de mes propres mots.
Toi, vous, personne, cela fait trop longtemps que tente en vain de vous saisir, de vous surprendre, de fixer vos traits, de vous embrasser ou de vous briser.
Je n'ai rien à te, je n'ai rien à vous dire de plus que cela : vous êtes tout et rien pour moi.
Vous êtes le moteur de mes désirs d'écrire, le lecteur idéal qui saura m'écouter, le compositeur de génie qui saura me lire ; votre absence est l'oxygène qui fait vivre ma plume, avant de la noyer dans l'amertume que vous me provoquez. Car vous êtes impalpable, perdu dans un monde des possibles qui m'est fermé, moi qui suis quelqu'un, sans être personne ; toute l'ironie de cette situation m'apparaît cruellement.
Avez-vous existé, déjà, ou existerez-vous un jour ? Deviendrez-vous, "quelqu'un", vous ? Peu importe, puisque, n'étant ni de ce monde, ni de cette époque dans laquelle vous vivez, je n'ai pas le privilège de faire partie de votre vie. Si vous me le permettez, laissez-moi vous dire combien cette situation me semble injuste, moi qui vous fait une telle place dans ma vie....
J'aimerais rompre avec vous. Mais s'il est possible de rompre avec quelqu'un, en cessant de songer à son visage ou à sa voix, il est bien plus compliqué, voir impossible de rompre avec vous, personne, aussi étrange que cela puisse sembler. Vous ne cessez de prendre l'apparence de celles et ceux que je croise, ici ou là : muses furtivement dessinées, passants et passantes photographiées ou qui hantent ma mémoire, artistes inhumés. Vous vous démultipliez ; vous êtes nombreux à être personne, sans jamais parvenir à l'incarner tout à fait. Vous êtes nulle part et partout, me persécutant jusqu'à l'obsession tandis que je vous cherche.
Je dois le reconnaître, je suis obligée de composer avec vous, avec votre présence et votre absence simultanément. Personne n'a jamais donné de conseils sur ce qu'il fallait faire en de pareils cas. C'est donc le statu quo que je vous propose : aucune évolution dans nos relations. En un mot, j'écris pour rien et je diffuserai sans doute cette lettre sur les réseaux sociaux, à mes abonnés absents.
Je me passe des formules de politesse, elles ne sont valables que quand on écrit vraiment à quelqu'un.
Adieu, donc ou plutôt, à notre prochaine occasion manquée de rencontre.
Pascaline H.