Je ne connaissais rien d'Yves Navarre avant de découvrir, au hasard des bouquinistes, "Le jardin d'acclimatation". Le titre en lui-même, me rappelait de doux souvenirs d'enfance, mais c'est surtout le bandeau rouge, judicieusement imprimé sur la jaquette pour passer le fil des ans ; "Prix Goncourt 1980" - un gage de prix ?- qui attire mon at-tentation.
La curiosité s'empare de moi, qui ne lis jamais d'auteurs plus récents que ceux des années 50. 1980... Sept ans avant ma naissance... A qui, à quoi, pourquoi accordait-on le Goncourt cette année-là ? Moyennant la somme de 20 centimes je puis vous livrer ici, un petit compte rendu de cette lecture estivale.
Que dire sur ce livre si ce n'est qu'il ne mérite certainement pas l'oubli que l'on témoigne à son encontre?
D'un style tout à fait singulier ce livre ravira sans doute les amateurs de style, dans le sens proustien ou célinien du terme. Pas de points de suspension, mais un suspens dans le choix de la place des mots, leur accolement et leur séparation qui inscrit brutalement la césure des êtres dans le texte déroute et surprend ; ce choix d'écriture, tout à fait personnel, étant ce qui permet de distinguer, d'emblée, un écrivain véritable des écrivaillons. La syntaxe se déconstruit elle-même, par moment, rapprochant des états de conscience, des termes, des caractéristiques. Le vocabulaire employé reste classique, il plaira à ceux qui n'ont pas encore goûté l'entrée de la langue parlée dans la littérature. En dépit de ces choix, l'écriture ne se trouve pas enfermée dans une quelconque bien-pensance. Elle fait mouche, au contraire, en dévoilant ce qu'il a de plus secret de plus terrible dans une famille aisée.
Là encore, pourtant, il n'est pas question de peindre une société insouciante, mais de dévoiler des souffrances profondes, de dire l'indicible dans un monde de silence et de conformisme.
A travers une forme romanesque qui oscille entre tradition- un narrateur qui sait tout du secret de cœurs de ses personnages - et modernité -inclusion de lettres, jeux sur les rupture de tons et d'espace,vivacité de la langue entre guillemets, comme arrachée à sa réalité et fixée là, l'auteur nous invite à une rencontre bouleversante avec Claire, Bertrand, Sébastien, Luc ; leur relation, leur absence de relation, plutôt, avec un père sûr de lui, représentatif d'une bonne bourgeoisie de l'après-guerre. Leur manque, leur amour et leur haine à la fois. On s'attache à chacun d'eux, en ce jour d'anniversaire d'un drame mystérieux et intime que chacun est invité à revivre, qui traduit autant la souffrance face à la figure du père qu'un désir absolu de conquérir une identité propre. Autant le désir de dire que de taire. Autant la force du non-dit que la violence de l’autorité, réprimant la découverte par Bertrand, le plus jeune fils, de son homosexualité.
Au centre du roman, les lettres de Bertrand adressées à son amant respirent un parfum de désir d'être aimé ; un désir qui se réalise contre la famille et dans la douleur, et trouve de terribles conséquences, dans un ostracisme paternel féroce. Mais, un désir qui laisse avant tout entendre, la plainte devant l'absence et la fuite, la peur de l'autre. Yves Navarre crée ici un personnage singulièrement doux, sensible, qui parle d'une voix brisée puis se tait sous la pression et devient centre du discours et des pensées des autres.
Je rapprocherais volontiers la plume d'Yves Navarre à celle d'André Gide, à son célèbre cri d'indignation "Famille, je vous hais!" ; à ceci près que le premier me semble créer un sentiment d'empathie et de compassion pour les personnages de manière remarquablement forte... La présentation de leur pensées, de leurs actions, en ce jour anniversaire spécial et dont la violence n'apparait que doucement, laisse émerger une tendresse singulière. Le Jardin d'acclimatation est un livre à lire avec son cœur, avant tout; un livre dont les personnages demande d'être accueillis, recueillis, presque, et qui nous présentent leur déchirure comme un mode d'être du souvenir et de la relation aux racines personnelles.
La virtuosité de l'écriture nous offre ainsi un moment d'émotion pure, un "droit à l'émotion", comme le dit Claire qui ne peut que nous bouleverser et nous inviter à découvrir la profondeur et la complexité des rapports familiaux et amoureux.
Une belle œuvre, que je vous recommande chaleureusement pour cet été...