Pour deux raisons bien personnelles - la première, mes racines ardéchoises, la seconde, ma thèse de doctorat dans laquelle je consacre quelques lignes à Eugène-Melchior de Vogüé, l'auteur du Roman Russe - un ouvrage qui a contribué à la diffusion de Tolstoï, Pouchkine, Lermontov en France - je me suis rendue pendant les vacances au Château de Vogüé...
Bien sûr, le château en lui-même est assez vide... Peu de meubles, peu de bibelots d'époque... Il ne faut pas s'attendre à retrouver une ambiance surchargée et luxueuse mais, à vrai dire, la première récompense est déjà dans le joli panorama qu'offre l'Ardèche, le village en lui-même, le château, et derrière, les montagnes... Tenez, une petite vue de ce coin de Paradis ensoleillé :
Le château, pris entre les rives de l'Ardèche et les falaises de pierres....
Les ruelles étroites et grimpantes du village, et les murs en galets et pierres... Les transats sont déjà posés pour la sieste... !
La somptueuse terrasse du château, que de nombreux touristes ratent malheureusement, car on y accède par une petite porte, au fond d'une salle de l'étage... (à ne pas louper !)
La vue sur l'horizon depuis la terrasse.... !
- Et j'en profite pour signaler aux gastronomes le bar-restaurant La Falaise, un endroit charmant, avec une terrasse bordant l'Ardèche recouverte d'une vigne... Un cadre champêtre, et un régal pour les papilles... Pour une immersion totale en terre ardéchoise, je vous recommande la caillette à la sauce au vin, en entrée, qui est un délice !
C'est dans ce charmant village, et dans ce joli château que s'est installée l'exposition "Chasses magiques" en partenariat avec le Musée du Quai de Branly et que vous pourrez venir admirer jusqu'au 3 novembre. A proximité de la Grotte Chauvet (dont une réplique titanesque doit ouvrir d'ici peu au public), une telle exposition permet de faire entrer en résonance les arts premiers et les dessins et objets retrouvés autour de la Grotte par une thématique précise et universelle : la chasse. La dimension magico-religieuse et sociale de la chasse apparaît de manière très nette grâce aux objets présentés (tuniques avec des dents d'animaux, permettant de se faire reconnaître comme un chasseur vaillant, objets de chasse décorés, statues pour les rituels magico-religieux). Le dernier étage de l'exposition est consacré à la pratique de la chasse aux têtes (ne vous inquiétez pas, aucune tête coupée et réduite n'est exposée) ; si vous optez pour la visite avec la guide (ce que je vous conseille, vous ne paierez pas plus cher pour autant), vous apprendrez tout sur cette pratique, qui fait l'objet de nombreux fantasmes. Sinon, la lecture de ce billet vous apprendra que cette chasse est un rituel initiatique qui obéit à des règles. Les immenses boucliers utilisés pour cette chasse servent moins à se protéger qu'à impressionner l'ennemi, en lui donnant à voir une représentation des esprits des ancêtres qui accompagnent le chasseur. Vous saurez aussi que la proie de la chasse aux têtes est désignée dans une tribu adverse, et doit avoir des qualités précises - force, agilité, puissance... En somme, le fait d'être choisi comme proie est une reconnaissance implicite des qualités de l'individu que l'adversaire va ainsi s'approprier et qu'il va conserver. Un peu comme les cannibales, qui en mangeant la chair de leur ennemi tendent à s'approprier ses forces et à se prolonger en lui, en quelque sorte - et puis, pour vous rassurer tout à fait, depuis le temps que je me promène au fond des forêts ardéchoises, je n'y ai jamais rencontré un coupeur de tête !
Voici quelques de ces fantastiques objets rituels :
Cette exposition est idéale si l'on souhaite comprendre l'art premier, qui considère de manière indissociable l'art, la magie et le domaine religieux. Les esprits jouent un rôle particulièrement important dans ces sociétés animistes : ainsi, les masques, ou certaines statuettes permettent d'offrir à l'esprit de l'animal tué un support de fixation. Cette dimension spirituelle des arts premiers s'appuie sur des symboles mais aussi sur une communion profonde avec la nature.
Enfin, ce long billet ne serait pas complet si je n'évoquais pas un objet précis des arts premiers qui me fascine : les Nkisi-Nkondi. Je l'avoue, durant mon enfance, je n'aimais pas particulièrement l'art premier. Je dois même le reconnaître - mea culpa - esthétiquement, cela ne m'attirait pas du tout... Et puis, un jour, en classe de Seconde, nous nous sommes rendus au Musée Dapper et c'est là que j'ai découvert les Nkisi Nkondi. C'est grâce à cet objet que j'ai compris que l'art premier avait cela d'exceptionnel qu'il était une participation entre une société et un ordre du monde animiste, loin de tout cliché. Cet objet a changé ma perception de ce que peut être l'art, non pas seulement comme une œuvre, mais également comme un moyen d'être au monde.
Les Nkisi-Nkondi, ce sont des statuettes couvertes de clous ; vous savez, lorsqu'on les voit, on s'interroge sur ces clous... on pense parfois aux poupées vaudous et pourtant il ne s'agit pas du même rituel. Au château de Vogüé, le Nkisi Nkondi présenté était l'un des plus beaux que j'ai jamais vu de ma vie ; à défaut de pouvoir l'avoir chez moi, je me suis procuré une carte le représentant, qui orne ma bibliothèque... et en voici une photo pour que vous puissiez l'admirer aussi :
Je dis "le plus beau qu'il m'ait jamais été donné de voir" car ce Nkisi-Nkondi est zoomorphe ce qui ajoute pour moi à sa beauté ; les Nkisi-Nkondi que j'ai vus étaient surtout de forme humaine. Ici, les clous sont parfaitement répartis sur le chien, qui se transforme l'espace d'un instant en porc-épic. Je reproduis ci-dessous un texte que j'ai écrit alors que j'étais en seconde suite à cette visite au Musée Dapper et qui décrit un Nkisi-Nkondi de forme humaine et livre quelques uns des éléments d'explication qui m'ont donné la passion de cet objet exprimée dans une copie d'alors (je vous en prie, soyez indulgents pour mon style d'adolescente conservé dans les tiroirs et exhumé pour vous à cette occasion) :
" La statue est en bois, fer, matières composites, fibres et pigments. Elle mesure 110 cm. Seules les proportions de la tête sont respectées. Ce Nkisi Nkondi est représenté la bouche ouverte afin de symboliser l'importance de la tradition orale dans la civilisation Kongo. Une plume, fixée sur la tête, au sommet du crâne marque l'endroit par lequel entre la connaissance. La présence de liens tressés autour des bras atteste que la statue représente un chef. Sur la figure subsistent quelques traces de pigments blancs, noirs et rouges, maquillage traditionnel des Kongos. Les pieds et les mains sont disproportionnés et seulement ébauchés.
Ce Nkisi Nkondi est représenté brandissant une arme. Les doigts repliés sur le couteau et son pouce pointant vers le ciel indiquent qu'il affronte les forces maléfiques. Il était vraisemblablement placé à l'entrée du village afin de neutraliser les dangers.
La statue possède deux charges ventrales appelées "tilongo" (ce mot veut aussi dire "remède, médicament") : il s'agit de deux cavités contenant des graines, des poils, des dents, des ongles, qui donnent à la statue son caractère magique. Le féticheur ("Nganga") se charge de remplir les cavités et de les renfermer par des miroirs symbolisant l'eau qui est, dans la civilisation Kongo, l'élément permettant le passage entre le monde des vivants et celui des morts et des esprits. On retrouve également des morceaux de miroir figurant les yeux. Ceux-ci ont une très forte signification : plus les pupilles (symbolisées par des clous ou peintes) sont petites, plus le Nkisi Nkondi est en contact avec l'au-delà. Le Nkisi Nkondi semble regarder l'homme qui, hypnotisé, ne peut détourner son regard de la statue.
Les clous et les lames de couteux sont plantés sur le devant du buste et dans le dos du Nkisi Nkondi selon un certain ordre. Le Nganga plante le premier clou, qui est le plus important de tous, soit juste au-dessus de la charge, soit au niveau du plexus solaire, puis il dispose circulairement les autres clous. Un clou ou une lame correspond à une demande au féticheur ou lorsqu'un engagement suivi d'un contrat était conclu. Quand la demande a été exaucée ou que le contrat a été rempli, le nganga retire le clou de la statue. Planter les clous permet au Nganga de canaliser l'énergie servant à réveiller le Nkisi Nkondi.
Il est intéressant de voir combien les puissances psychologiques et le symbolisme interviennent dans l'art Kongo. Les charges, placées sur le ventre "moyo" où sont concentrées l'âme et les forces vitales de l'individu, le regard de la statue, en contact avec l'au-delà et qui semble observer l'homme qui a prêté serment, les miroirs symbolisant le passage entre le monde des vivants et celui des morts font des Nkisi Nkondi des objets riches d'information et de spiritualité bien qu'ils aient été réalisés avec des moyens relativement pauvres."
Bonne découverte du château et / ou peut-être, des arts premiers !
Textes et photos par Pascaline Hamon. Tous droits réservés.